Dès les débuts de la guerre froide, la Turquie s’aligne sur les puissances occidentales et endosse systématiquement les choix de Washington — ce qui lui a valu d’être alors radicalement isolée de son environnement régional. L’adhésion à l’OTAN, en 1952, en constitue le symbole le plus évident. À aucun autre moment de son histoire, elle ne connaîtra une politique d’identification avec le bloc occidental aussi forte, dans les domaines économiques, sociaux, politiques ou culturels.
Néanmoins, dès 1964, s’engage une diversification, puis une autonomisation de la politique extérieure d’Ankara, marquant sa détermination à défendre ce qu’elle considère comme ses intérêts nationaux. Cette volonté d’émancipation s’est illustrée, par exemple, lors des crises politiques chypriotes, en 1964 tout d’abord, mais surtout dix ans plus tard, en 1974, crise durant laquelle la Turquie impose par la force une partition de l’île, ce qui lui vaudra un embargo sur les livraisons d’armes américaines de 1975 à 1978.
Ainsi, tout en restant membre de l’OTAN et en entretenant un partenariat stratégique jamais démenti avec les États-Unis, la Turquie inscrit, depuis longtemps, ses relations avec ses alliés dans un rapport critique.
À la fin des années 1980, une forte inquiétude se cristallise parmi ses dirigeants. La chute du mur de Berlin risque en effet, par contrecoup, de faire perdre à Ankara la rente stratégique que lui confère son emplacement géographique. C’est pourquoi elle s’engage résolument au sein de la coalition mise en œuvre contre l’Irak de Saddam Hussein après l’invasion du Koweït en août 1990. L’objectif est d’être enfin reconnue comme l’indispensable stabilisateur régional au sein d’un Proche-Orient semblant voué aux turbulences. Mais c’est finalement surtout en paroles que la Turquie obtient la reconnaissance attendue.
L’arrivée au pouvoir d’un dirigeant se réclamant de l’islam politique a fait craindre un changement de paradigme de sa politique extérieure
L’accession au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) au début des années 2000 préoccupe fortement les partenaires d’Ankara : l’islam politique dont se revendique cette formation va-t-il inspirer un changement des paradigmes de sa politique extérieure ? Le refus de la Turquie d’accéder à la demande de George W. Bush de déployer 62 000 soldats américains sur son sol pour attaquer l’Irak par le nord en 2003 aiguise les tensions avec Washington.
Les dernières années ont apporté leur lot d’interrogations et de mésinterprétations sur les évolutions de la politique extérieure turque. Une crainte a même semblé sourdre des cercles liés aux complexes militaro-sécuritaires occidentaux quant à la sortie de la Turquie des systèmes d’alliance traditionnels, notamment de l’OTAN.
Les différends entre les dirigeants turcs et leurs alliés occidentaux montrent néanmoins qu’ils n’ont pas, à ce stade, de caractère rédhibitoire. Il suffit de rappeler trois événements parmi les plus récents : l’acceptation de l’installation sur son sol du radar de pré-alerte du bouclier antimissile de l’OTAN, actée au sommet de Lisbonne de novembre 2010 et mise en œuvre en septembre 2011 ; le déploiement par l’Alliance, sur requête d’Ankara, au nom de l’article 4 du traité fondateur de l’OTAN (1), de missiles Patriot à la frontière turco-syrienne en janvier 2013 ; la demande turque d’une réunion de l’OTAN au niveau des ambassadeurs, quelques minutes après avoir abattu un aéronef russe, le 24 novembre 2015, sollicitation immédiatement acceptée par l’Organisation transatlantique. Ces exemples, indépendamment de leurs développements ultérieurs, indiquent assez bien que la Turquie n’a pas l’intention de rompre avec ses alliés.
Un trublion
Consciente de son potentiel, elle entend faire valoir ses intérêts et ses atouts. Elle dispose en effet de la deuxième armée de l’Alliance atlantique par le nombre de ses soldats, met à la disposition de ses alliés la base d’Incirlik où sont entreposées des armes nucléaires américaines, continue à contrôler les détroits de la mer Noire, et reste le seul État culturellement musulman membre de l’OTAN. En somme, elle continue d’être un hub eurasiatique incontournable pour la politique régionale des États-Unis, ce dont les cercles d’influence politico-stratégiques à Washington sont parfaitement conscients et convaincus.
Du point de vue des puissances occidentales, le statut de pivot que possède de facto Ankara doit être préservé. La confiance a indéniablement été écornée, mais les intérêts mutuels restent forts et la Turquie demeurera dans l’Organisation, même si elle peut y jouer parfois le rôle de trublion.
Pour autant, il n’est plus question, pour elle, d’accepter une quelconque forme de résignation ou de statut de deuxième classe. Désormais, Ankara aspire à déployer son influence à 360 degrés et, à l’image de nombreux autres États qualifiés d’« émergents », elle est décidée à faire entendre sa voix sur la scène internationale.
Le dossier des missiles S-400 russes, dont la livraison de plusieurs éléments a commencé le 12 juillet 2019, indique-t-il une volonté de rompre ses alliances avec les puissances occidentales ? Ces armes sont certes incompatibles avec les normes de l’OTAN, car permettant potentiellement d’accéder à certains des systèmes codés de cette dernière. Néanmoins, la Turquie a parfaitement conscience qu’aucun État, ou groupe d’États, n’est à même de lui donner l’équivalent en matière de garanties de sécurité que celles fournies par l’Alliance atlantique. Il est d’ailleurs significatif que presque trois ans après leur déploiement ces systèmes n’ont toujours pas été activés. On peut considérer qu’après la guerre en Ukraine ils ne le seront définitivement plus.
En outre, la diversité des projets et contrats en négociation dans le domaine de l’armement avec plusieurs puissances occidentales exprime, d’une part, la poursuite de la diversification de ses partenariats extérieurs et, d’autre part, sa résolution à renforcer ses propres capacités nationales de défense.
M. Donald Trump avait semblé vouloir minimiser la responsabilité turque dans l’achat des S-400, assurant qu’elle incombait plutôt à M. Barack Obama, accusé d’avoir cherché à imposer des conditions exagérées à la partie turque pour l’achat de systèmes Patriot. Cela ne l’a pas pour autant empêché, dès les premières livraisons d’éléments de ces systèmes russes, de prendre des mesures de coercition concernant le programme des F-35 : éviction de la chaîne de fabrication, cessation du programme d’entraînement des pilotes turcs et impossibilité pour la Turquie d’en acquérir. A contrario, le secrétaire général de l’OTAN n’hésita pas, quant à lui, à prononcer un véritable plaidoyer en faveur d’Ankara lors de l’ouverture du Aspen Security Forum, le 17 juillet 2019, soit cinq jours après le début du déploiement des S-400 sur le sol turc : « Le rôle de la Turquie dans l’OTAN est beaucoup plus large que les F-35 ou les S-400 (2). »
Si les relations entre MM. Recep Tayyip Erdoğan et Joe Biden sont empreintes d’une réelle méfiance, ce dernier a fortement apprécié la proposition du président turc — formulée lors du sommet de l’OTAN, le 14 juin 2021 — d’assurer la sécurisation de l’aéroport de Kaboul après le retrait des troupes américaines. La prise de la ville beaucoup plus rapide que prévu par les talibans a réduit à néant cette intention, mais la proposition a été mise sur la table. Enfin la séquence ouverte par la guerre en Ukraine replace Ankara au centre de nombreuses initiatives de médiation qui lui valent d’être courtisée par ceux qui l’ostracisaient il y a seulement quelques mois.
Par: Didier Billion – Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Source: Le Monde