L’influence croissante de la Turquie au Sahel suscite l’inquiétude

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Quelles ambitions la Turquie nourrit-elle au Sahel ? La question taraude de plus en plus la France et les puissances étrangères implantées dans cette zone stratégique du sud du Sahara, à cheval sur cinq pays (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad). « Jusqu’à présent, les intérêts turcs au Sahel semblaient principalement d’ordre économique », rappelle Hannah Armstrong, dans une note publiée le 27 juillet par l’ONG International Crisis Group (ICG). Mais les rapprochements récents d’Ankara avec certaines capitales sahéliennes pourraient changer la donne.

Un premier seuil a été franchi dans le domaine militaire en juillet 2020 avec la signature d’un accord de défense bilatérale entre le Niger et la Turquie. Cette coopération, dont les modalités ont été tenues secrètes, prévoirait notamment l’envoi de soldats turcs au Niger pour former et appuyer les forces nigérianes dans leur combat contre l’organisation terroriste Boko Haram, tout en les aidant à sécuriser les frontières avec le Mali et le Burkina Faso. Un accord qui « jette les bases d’un soutien opérationnel direct » en matière de lutte antiterroriste, selon l’analyste de l’ICG.

Opposition entre Paris et Ankara

Parallèlement, l’influence politique turque s’est étendue au Mali voisin. En août 2020, après le coup d’Etat qui a déposé le président Ibrahim Boubacar Keïta dit « IBK », le ministre des affaires étrangères turc, Mevlüt Cavusoglu, a été le premier haut responsable étranger à rencontrer les putschistes. « Ça a fait couler beaucoup d’encre, observe Hannah Armstrong. Certains ont vu cette visite comme le signe d’un soutien turc au coup d’Etat, lui-même perçu comme une atteinte portée aux intérêts français représentés par “IBK” ». Qu’elles soient fondées ou non, ces allégations sont un « tournant », estime la chercheuse.

Jusque-là, l’opposition entre Paris et Ankara s’est surtout jouée en Méditerrannée, mais il n’est pas exclu que ces rivalités s’aiguisent désormais davantage au sud du Sahara. Devant les députés, le 12 janvier, la ministre de la défense française Florence Parly n’avait pas hésité à citer la Turquie comme l’un des pays qui « cherchaient à s’imposer, s’infiltrer dans les interstices et toujours à nous discréditer ». Le Sahel, avait-elle ajouté, est devenu « un enjeu d’influence entre les grandes puissances ». Et la France y est dans une situation difficile.

Malgré neuf ans d’intervention des forces de « Serval » puis « Barkhane » au Mali, les attaques djihadistes se sont propagées au Burkina Faso et au Niger. Pour sortir de ce bourbier, Emmanuel Macron a annoncé le 10 juin une « transformation profonde » de la présence française, avec, notamment, la réduction d’au moins 40 % des effectifs déployés (5 100 soldats actuellement), la formation accélérée des forces armées sahéliennes et l’internationalisation de la lutte antiterroriste. « Ce changement de stratégie laisse de l’espace et crée des opportunités pour des acteurs émergents comme la Turquie. Ce n’est pas sans risque, analyse Hannah Armstrong. Il faut éviter que de nouvelles rivalités externes viennent s’immiscer au sein des conflits du Sahel et aggraver encore davantage la militarisation de l’espace. »

« Visées idéologiques »

Pour le moment, l’influence d’Ankara se concentre essentiellement « dans les domaines des soins de santé, de l’accès à l’eau et de l’éducation », relève la chercheuse. L’aide au développement allouée aux pays du Sahel a avoisiné les 61 millions de dollars entre 2014 et 2019, très loin derrière les 8 milliards injectés par l’Union européenne sur la même période. Mais la Turquie investit aussi dans les infrastructures routières, aéroportuaires et hospitalières. Le montant des échanges commerciaux avec le Mali a également été multiplié par dix entre 2003 et 2019, passant de 5 à 57 millions de dollars.

Certains n’hésitent pas à tracer un parallèle avec la politique déjà menée par la Turquie dans la Corne de l’Afrique. En 2011, Ankara avait en effet fourni une aide humanitaire à la Somalie, alors en proie à la famine. Six ans plus tard, le plus grand camp d’entraînement militaire turc à l’étranger était construit à Mogadiscio et des liens solidement tissés avec des personnalités religieuses influentes.

« Les rivaux de la Turquie laissent souvent entendre que sa présence dans des pays africains musulmans témoigne de visées idéologiques, avec l’objectif plus précis d’améliorer les perspectives pour les Frères musulmans et autres islamistes », note l’ICG. Une conviction partagée au Palais-Bourbon. Dans un rapport sur l’opération « Barkhane » publié en avril, les députés ont souligné « la volonté du président Erdogan d’apparaître comme le nouveau chef de file des pays de confession musulmane sunnite », rappelant qu’au Sahel, « les pays du Golfe renforcent eux aussi progressivement leur présence économique et culturelle ».

Deux courants religieux concurrentiels

Sur le terrain du sud Sahara, deux courants religieux se concurrencent en effet, à travers des actions principalement menées par des ONG et la société civile : d’une part, le wahhabisme de l’Arabie saoudite et, d’autre part, un islam proche des Frères musulmans, ancré sur le terrain politique inspiré par la Turquie et son allié qatari.

Construction de mosquées et de madrasas, invitations à des pèlerinages et formations religieuses à l’étranger… Chaque doctrine s’efforce d’étendre son influence. Selon l’ICG, ce lien religieux promu par Ankara séduit les Sahéliens : « Nombre d’entre eux ont accueilli la Turquie comme un acteur international de poids, avec lequel ils ont plus en commun que l’Europe, la Russie ou la Chine. »

Aussi les affinités turco-sahéliennes continuent-elles à se renforcer. En avril, suite à l’annonce d’Ankara d’allouer 5 millions de dollars à la force antiterroriste conjointe du G5 Sahel, une délégation de l’organe représentatif des Etats sahéliens s’est rendue à Ankara où elle a pu, selon un communiqué publié le 10 avril, « faire le tour des principales entreprises du secteur de la défense turque », dans le but d’acquérir des équipements pour sa force. Avant de noter que cette mission a marqué « un tournant décisif dans la consolidation de la diversification de la coopération entre le G5 Sahel et ce partenaire de choix ».

Source: Le Monde

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