Basak Demirtas, militante kurde et ennemie d’Erdogan – Par Karen Lajonen

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Etre femme dans la Turquie islamo-conservatrice de Recep Tayyip Erdogan n’est déjà pas une mince affaire. Mais être une femme kurde, militante, épouse de Selahattin Demirtas, l’ancien leader du Parti démocratique des peuples (HDP) emprisonné depuis 2016, n’arrange rien. Basak Demirtas, 43 ans, en sait quelque chose.

Ce jour d’avril 2021, il fait beau à Diyarbakir dans le sud-est du pays, et le vent souffle sur la grande avenue Sanliurfa Bulvari qui mène à la tour Yektower Plaza où Basak Demirtas reçoit le JDD. Un homme ouvre la porte, un autre servira le thé et les petits gâteaux. Covid-19 oblige, la jeune femme porte un masque noir qu’elle enlèvera à la fin de l’entretien pour la photo. On découvrira alors une bouche aux lèvres pulpeuses et orangées, sous de grands yeux clairs soulignés par un trait d’eye-liner. Sympathique et très concentrée, celle qui a dû abandonner son métier d’enseignante pour se consacrer à son époux qui croupit en prison, a repris le flambeau de la résistance qui relève tout autant de sa famille, de sa condition de femme et de son activisme politique identitaire.

Ces images ont hanté son esprit longtemps

“Ma dernière visite remonte au 18 avril, raconte très calmement Basak. Depuis un an, je vois mon mari seulement à travers une vitre et on se parle  avec le téléphone de la prison. Avant l’épidémie, j’avais droit de le rencontrer tous les mois pendant une heure, et on pouvait même se toucher.” Ne comptez pas sur elle pour vous parler de son drame d’une façon grandiloquente, le bras de fer entre elle et le pouvoir turque remonte à trop loin dans le temps, à son enfance, lorsqu’elle a vu son propre père embarqué au milieu de la nuit en 1982, par les forces de sécurité. Elle avait tout juste cinq ans. “Nous, les enfants, on n’a pas vraiment compris ce qu’il se passait. Sauf que l’on voyait bien que ma mère gagnait du temps pour que mon père puisse au moins s’habiller avant d’être emmené par les autorités. Je m’en souviens bien tout comme je me rappelle le calme incroyable que ma mère a affiché.” Elle concède néanmoins tout doucement que ces images ont hanté son esprit longtemps après cette nuit fatidique.

C’est une lutte légitime. Donc il n’y a aucune peur à avoir et toutes les raisons de rester fort

“Mais j’ai aussi développé une grande force et j’ai décidé de me battre contre les discriminations très tôt.” Lorsque cette scène quasi identique se répète des années plus tard, elle songe immédiatement à sa mère et montre la même sérénité auprès de ses deux filles. “C’est juste la preuve que rien ne change, mais que nous savons garder notre sang-froid. Et c’est normal parce que nous n’avons rien fait de mal, que ce soit mon mari ou moi. C’est une lutte légitime. Donc il n’y a aucune peur à avoir et toutes les raisons de rester fort.”

La résistance dès la naissance

Naître Kurde revient sans nul doute à naître résistant. La raison pour laquelle, le 4 novembre 2016 alors que toute la famille dort tranquillement dans son lit, et que le téléphone sonne à 4 heures du matin, Basak a deviné. “C’est notre voisin qui nous a prévenu que la police était déjà au bas des escaliers. J’ai tout de suite réveillé mon mari et les enfants et on était debout bien avant que les autorités ne commencent à sonner à la porte.” Quelques jours auparavant, Selahattin Demirtas avait parlé aux deux fillettes (14 et 17 ans aujourd’hui) du couple, comme s’il sentait que quelque chose allait arriver.

Je n’avais pas imaginé que mes filles puissent vivre ce que j’avais vécu enfant

Presque la routine pour cette famille kurde qui a déjà connu ce genre d’incidents par le passé. Alors, pas question d’ouvrir la porte de leur domicile. Le couple rompu aux méthodes du gouvernement turque connaît la chanson. Ils exigent de contacter leur avocat avant toute chose. Mais la police s’énerve, ne cesse d’appuyer sur la sonnette. La tension est maximale. Un seul policier finira par entrer dans l’appartement même s’il n’y aura pas de perquisition. Basak garde le souvenir de ces hommes en arme en position à chaque étage, pointant leurs fusils sur les habitants leur interdisant de sortir de leur appartement. “Je n’avais pas imaginé que mes filles puissent vivre ce que j’avais vécu enfant. Elles ont eu très peur et la plus jeune qui est très proche de son père, était vraiment ébranlée.”

Désormais, elle parle, lui se tait

Pour Basak Demertis, l’opposition à Erdogan se confond avec la trajectoire très politique de son époux. Selahattin Demirtas, ex-co-président du HDP et président du groupe parlementaire de ce parti à la Grande Assemblée nationale de Turquie depuis 2007, s’était présenté par deux fois à l’élection présidentielle turque. Pour sa femme Besak, son mari subit une vengeance personnelle et politique de la part du dirigeant turque. “Mon mari s’est opposé à lui lorsque Erdogan a voulu réformer la Constitution. Comme par hasard, Selahattin a été placé en détention dans la foulée. J’en suis convaincue si mon mari avait été libre, Erdogan aurait échoué.”

Il est très curieux de ce qui se passe à l’extérieur de la prison, à l’air libre

Selahattin Demirtas est arrêté pour ses liens supposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Malgré son incarcération, le Parti a décidé de le présenter à l’élection présidentielle anticipée de 2018. Il a mené sa campagne derrière les barreaux avec l’aide de sa femme qui a relayé ses messages à l’extérieur. Ce qui a modifié un peu les rapports du couple. “Avant, c’était lui qui parlait beaucoup, ose-t-elle plaisanter, et moi qui me taisais. Maintenant, c’est le contraire. Lorsque les filles sont là, on se dépêche de tout dire parce que l’on a qu’une heure. Lui, est très curieux de ce qui se passe à l’extérieur de la prison, à l’air libre.”

Basak Demirtas a milité toutes ces années avec son mari pour les droits de l’Homme et elle a mené en parallèle une carrière d’enseignante. Dix-neuf ans au total dont douze en primaire et sept comme professeur de turc niveau collège. “J’ai été obligée de démissionner l’année dernière parce que cela devenait trop dure de partager mon temps entre mes filles, mon métier et mes visites à mon mari. Comme je travaillais dans un établissement public, j’avais peu de congés qui auraient pu m’aider à mener tout de front. Comme toutes ces démarches auprès des diverses instances internationales que j’ai effectuées afin de défendre Selahattin.” Elle connait le dossier par coeur. Elle confie que ses conditions de détention se détériorent sans pour autant tomber dans le misérabilisme. La famille Demirtas ne se plaint jamais, elle se bat dénonce. Il y a un an, sa combativité a rendu fou un internaute qui se met à la harceler sur son compte Twitter. Ce qui suscite l’indignation générale et soulève un vent de solidarité de la part des activistes politiques et la gente féminine du pays de tout le pays.

Une armée de femmes face à Erdogan

Mais pas de quoi intimider Basak Demirtis, bien au contraire. “Les femmes ont toujours jouer un rôle majeur en Turquie. En particulier à l’intérieur du HDP où il existe une parité totale. Dans le monde politique d’Erdogan, ce sont les hommes qui dominent et les femmes se contentent d’être des épouses et des mères. Moi, je me considère Kurde, femme et mère, enseignante et militante. La résistance des femmes dans le pays s’est élargie. Il y en a de plus en plus qui critiquent même l’AKP (Parti de la justice et du développement) et qui enlèvent leur voile.”

Basak Demirtis est une guerrière qui appartient à une nouvelle armée dont l’objectif est de rappeler à Recep Tayyip Erdogan que ce n’est pas parce qu’il est un homme et même un chef d’Etat, que tout est permis. 

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